Eric Hobsbawm, le dernier franc-tireur ?
Par Virginie

Dans une société française, pauvre dans ses élites, où la gauche brille par son absence, cela fait du bien de se rappeler que des personnes comme Eric Hobsbawm ont existé et ont illuminé le XXe siècle, par leur esprit, par leur libre expression et par la force de leurs convictions. Un véritable franc-tireur, comme le titre de son autobiographie, publiée en 2005.
Ses débuts
Eric Hobsbawm est né en 1917 à Alexandrie. Sa mère était autrichienne et son père était britannique. Il grandit à Vienne. En 1931, il arriva à Berlin.
Avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933, Eric Hobsbawm s’engagea dans le communisme et partit pour la terre de son père.
Etudiant à Cambridge, il y rencontra Philby, Burgess, MacLean et Blunt, qui partageaient son engagement communiste.
Ses premiers travaux ont porté sur le jazz, les brigands et les révoltés. C’était un historien engagé et militant.
Parlant presque toutes les langues d’Europe, curieux et souvent sceptique, toujours contemporain, ce grand voyageur est resté attentif aux combats de l’humanité, c’est un témoin précieux de ce qu’il appelait « le court XXe siècle« .
Eric Hobsbawm est mort le 1er octobre 2012 à Londres. Il a laissé un grand vide, tant sa personnalité était singulière.
En 2003, il a accordé des entretiens à Ali Baddou sur France Culture, vous pouvez les écouter, avec intérêt et en plus avec le plaisir d’entendre le doux et léger accent de cet illustre historien.
Etre communiste
Dans les années 30, vivant dans un monde qu’il ne voyait survivre que grâce à la révolution, il lui sembla que la remise en action du capitalisme libéral et de la société bourgeoise du XIXe siècle, était exclue. Baignant dans une atmosphère de politisation radicale – des deux côtés – et dans une culture de la crise mondiale, il découvrit le communisme, comme possible solution.
Etre communiste en Grande-Bretagne, alors qu’il n’y avait pas de Parti Communiste fort, était plutôt l’apanage des intellectuels, ça avait un côté chic. Il fut membre du Parti Communiste de Grande-Bretagne de la fin des années 30, à sa dissolution dans les années 90.
Mais Eric Hobsbawm avait de vraies convictions marxistes, chevillées au corps jusqu’à sa mort. Il disait « Peut-on justifier un capitalisme qui s’est développé sur la base de l’esclavage de masse ?« .
Cambridge était à l’époque en ébullition politique et intellectuelle, alors que les étudiants en Europe étaient plutôt à droite, les établissements d’élite en Angleterre étaient différents, il y existait une minorité progressiste et radicalisée.
S’il s’est converti au communisme, selon son expression, à Berlin, c’est à son arrivée au Parti Communiste, à Cambridge, qu’il se mit à militer, avec l’émancipation de sa famille.
Son parcours fut chaotique, sans tomber dans le dogmatisme, en prenant souvent ses distances avec la ligne officielle – surtout à partir des événements de 1956 – il resta tout de même au Parti Communiste jusqu’au bout. Sans oublier l’une des plus fantastiques histoires d’espionnage au profit de l’Union soviétique du XXe siècle…
Ecrire l’Histoire
Curieusement, il a connu d’importants tournants dans sa vie, aux grandes dates de l’Histoire, depuis sa naissance même…
Il avait un véritable regard sur le XXe siècle, illustré par son itinéraire.
Il analysait les événements qui font notre actualité, tout en s’interrogeant sur le rôle et la place de l’historien dans la société.
Pour lui, il y avait une seule guerre mondiale, en deux épisodes.
Et la grande fracture du siècle était l’opposition entre le capitalisme et le communisme.
C’est la relation de l’individu au milieu, à l’époque historique, qui le forme et dans lequel il agit, qui l’intéressait.
L’étude de la classe ouvrière anglaise le passionnait, ainsi que les aspects culturels et économiques qui préfigurent les formes modernes de résistance de la lutte ouvrière.
Il décrivit le XXe siècle comme « le siècle le plus violent de l’histoire de l’humanité« .
Son angle d’attaque était original, il ne présentait pas son œuvre comme un historien spécialiste de la période, mais comme un homme qui traverse le siècle avec un regard d’historien !
Et le jazz dans tout ça ?
Arrivant dans une Angleterre qui vivait dans des traditions fabriquées avec une vraie ségrégation entre les classes sociales, formant un univers qui sent un peu le chloroforme, Eric Hobsbawm se retrouva face à une société avec un énorme sens de la hiérarchie sociale, qui lui était alors inconnu.
Il découvrit d’abord la culture littéraire anglaise, puis, son premier amour comme il disait, à l’âge des premières amours, mais qui dure celui-là, le jazz !
Pour lui ce fut la découverte d’une culture de masse.
Il aimait l’histoire vue d’en bas. Pour lui, le jazz était une innovation culturelle venue d’en bas.
L’une de ses originalités était l’étude croisée des mouvements sociaux et de la création artistique. Le jazz était donc naturellement un sujet d’étude idéal et plus que ça, un coup de foudre.
A travers l’orchestre Count Basie, il voyait une manière permanente d’expression.
Selon lui, concernant les arts populaires, il y avait d’un côté la création politique ou politisée et de l’autre côté l’autre création. Le jazz illustre à merveille cette sorte de dichotomie.
Il estimait que les parties qui s’intègrent le plus à la création, qui s’intègrent dans l’art – l’art cultivé – sont certaines versions des bas-fonds dans les grandes cités, ce qui lui semblait être le cas avec le jazz.
Il voyait les jazzmen comme des demi-hors-la-loi !
L’incertitude
Il considérait que l’historien doit s’intéresser aux questions fondamentales.
La lecture de Marx lui a permis de se poser, de poser, une question déterminante : comment l’humanité se transforme-t-elle ?
Il se demandait aussi comment de la diversité, de la complexité, naît un sens ?
Il est resté toute sa vie révolté par l’injustice et l’inégalité, sans savoir pourquoi. Il estimait que c’était une ancienne réaction de la gauche. ;+)
L’idée que les problèmes du monde allaient se régler tout seuls grâce au divin marché, lui était insupportable. Il détestait l’individualisme. Cette vision du monde le rebutait et lui semblait irréaliste.
Ce qui le frappait surtout, c’était l’extraordinaire force des transformations historiques que nous vivons.
Mais il ne croyait pas à la restauration des anciennes lignes et à la marche en arrière !
Il se posait des questions sur la multiplication folle de l’humanité, sur la puissance technologique de l’homme.
Malgré toutes les catastrophes, il était surpris que l’homme vive mieux.
Mais la capacité de l’homme à se détruire et à détruire son milieu, le laissait dubitatif…
Très prolixe, il semble long de lire toute son œuvre, mais je vous recommande chaudement L’Invention de la Tradition ; Les Bandits ; L’Age des Extrêmes : histoire du court XXe siècle, 1914-1991 et Franc-Tireur.
Pour finir, je retiendrai une de ses citations « Il faut continuer à dénoncer et à combattre l’injustice sociale. Le monde ne guérira pas tout seul. » dommage qu’il soit parti, car je doute que d’autres prennent la relève…
Il rappelait que le peuple commun a toujours été la grande majorité des êtres humains. Il serait temps que ce peuple sorte de son rôle de subalterne !
Crédit photos : France Culture ; Site du Parlement Européen.
Ouahhh, très bel article. Passionnant.